Intégrer de l’herbe conservée dans les rations d’engraissement des taurillons : pourquoi et comment ?
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En Wallonie, l’herbe conservée est rarement considérée comme un aliment de choix lorsqu’il s’agit d’engraisser des bovins. Pourtant, intégrer un fourrage de qualité dans la ration permet de maintenir de bonnes performances de croissance tout en diminuant les coûts de ration. Avant de détailler davantage les intérêts des rations à base d’herbe, tentons de comprendre l’origine du succès des rations sèches (à base de concentrés), pratique la plus répandue chez les engraisseurs wallons.
Ration sèche en engraissement : succès et limites
L’utilisation d’« ALL-MASH », ces mélanges de matières premières prêts à l’emploi, pour l’engraissement des bovins est largement répandue chez nous. Voici les principaux éléments qui expliquent le succès de ce système d’alimentation.
- Facilité d’utilisation
Le mélange est livré prêt à l’emploi à la ferme : équilibré, minéralisé et sécurisé, c’est-à-dire suffisamment fibreux pour prévenir l’acidose en régulant naturellement la quantité ingérée par les animaux. L’éleveur peut le distribuer à volonté avec du matériel simple et économe (pas besoin de mélangeuse).
- Système d’alimentation adapté au
La race nationale, mais surtout son rameau culard, présente une capacité d’ingestion limitée en comparaison aux autres races viandeuses. La ration doit être peu encombrante pour satisfaire les besoins des animaux. En outre, les besoins nutritionnels de cette race sont élevés car l’éleveur doit viser une croissance rapide ( entre 1,2 et 1,3 kg/j) afin de permettre un abatage précoce (environ 20 mois) exigé par la filière. La combinaison de ces exigences (capacité d’ingestion limitée et objectif de croissance élevé) restreint l’utilisation des fourrages dans la ration.
- Exigence de la filière pour la finition
Les filières imposent souvent un aliment de finition semblable à tous leurs engraisseurs pour garantir une qualité de carcasses constante, et ainsi répondre aux exigences des transformateurs.
- Forte présence des firmes d’aliments et de l’agro-industrie
La Belgique et ses régions voisines bénéficient d'une localisation stratégique pour l'approvisionnement en matières premières agricoles. Grâce aux ports maritimes de Gand, Bruges, Anvers et Rotterdam, ainsi qu'à un réseau dense de voies navigables, le transport vers l'intérieur des terres est facilité. Cette disponibilité des matières premières a favorisé l’implantation de nombreux producteurs agroalimentaires et d’agrocarburant, générant des coproduits valorisables en alimentation animale, tels que les drêches, les pulpes, les tourteaux, les issues de meunerie, etc. Ce contexte favorable aux firmes d’aliment a permis une offre abondante de spécialités commerciales et a contribué à l’adoption généralisée par le secteur de l’élevage des aliments composés prêts à l’emploi.
Aujourd’hui, ce modèle devenu la norme présente quelques limites :
- Le prix
Le prix d’achat des ALL-MASH augmente plus rapidement que le prix de vente de la viande bovine, réduisant d’année en année la pertinence économique des rations sèches. Sur la période 2009-2023, en agriculture conventionnelle, on observe une augmentation de 73% du prix des ALL-MASH, contre seulement 23% de hausse du prix de vente des bovins (taureaux, génisses et vaches). En agriculture biologique, les statistiques sont moins détaillées mais on peut estimer que le prix des aliments est 50% à 60% supérieur à celui de l’agriculture conventionnelle, tandis que le prix de vente de la viande est quasi équivalent. En bio, engraisser ses animaux avec des ALL-MASH du commerce revient donc le plus souvent à perdre de l’argent, sauf en cas de valorisation exceptionnelle des animaux.
- La non-conformité avec les attentes sociétales
L’importation de matières premières provenant d’autres continents, comme le tourteau de soja brésilien ou le tourteau de palmiste malaisien, va à l’encontre des attentes sociétales.
Comparatif économique
À travers un exemple théorique, nous allons comparer les coûts et performances d'une ration sèche, basée sur un ALL-MASH, avec ceux d'une ration à base d'herbe pour l'engraissement de taurillons en agriculture conventionnelle.
Les calculs présentés ici ont été réalisés avec les prix de juin 2024, à savoir :
Foin de prairie naturelle (tardif) | 120€ /t |
Enrubanné de qualité moyenne | 150€ /t |
Enrubanné de bonne qualité | 180€ /t |
ALL-MASH engraissement 16,4% | 370€ /t |
Maïs moulu (livré soufflé par 5 t) | 275€ /t |
Tourteaux de colza tanné (livré soufflé par 5 t) | 440€ /t |
Tourteaux de colza gras (livré soufflé par 5 t) | 480€ /t |
Minéral 25/0 | 750€ /t |
Les trois rations présentées dans le tableau ci-dessous sont iso-protéiques et iso-énergétique, c’est à dire qu’elles permettent théoriquement les mêmes performances animales, en l’occurrence, un de 1300 g /j pour des taurillons de 400 kg. Elles ont été conçues sans soja, en vue de répondre aux nouvelles exigences de certaines filières.
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Intégrer de l’herbe conservée dans la ration d’engraissement permet de réduire les coûts alimentaires de 25% à 32% selon la qualité du fourrage !
Exemples de rations de terrain
Trois éleveurs wallons vous partagent la ration de leurs taurillons ainsi que leurs performances technico-économiques.
Elevage de Massul, naisseur
Région agricole | Localité | Cheptel | |
---|---|---|---|
Ardenne | Neufchâteau | 65 ha, dont : 12 ha de céréales (épeautre, avoine, triticale) 2 ha de féverole 3 ha de maïs épis broyé 1,5 ha de betteraves |
50 vêlages |
Nicolas Pierret, (élevage de Massul) adapte les rations selon les saisons : il distribue une ration humide à base d’enrubanné en hiver et une ration sèche en été, à l’aide d’une mélangeuse. En été, seuls les taurillons de 6 à 15 mois restent à l’étable. Leur nombre limité ne permet pas une consommation suffisante des aliments humides (comme l’enrubanné et le maïs épis broyé), qui nécessitent un certain débit de consommation pour éviter les échauffements. Ces taurillons reçoivent donc une ration sèche, plus facile à conserver et permettant de préparer un mélange pour environ 10 jours, libérant ainsi du temps pour les travaux agricoles. Le tableau ci-dessous présente les rations distribuées durant ces deux périodes.
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La ration sèche distribuée en été est plus facile à mettre en œuvre, mais elle est aussi plus coûteuse, car elle repose davantage sur des concentrés achetés et moins sur les ressources fourragères de la ferme.
Les derniers lots de taurillons ont été abattus à un âge moyen de 20,9 mois (636 jours) à 737 kg de poids vif brut et 517 kg de poids carcasse brut (rendement carcasse : 70,2 %). En considérant que les veaux pèsent 55 kg à la naissance, le réel de la naissance à l’abattage est de 1072 grammes / jour.
Astuce de Nicolas pour autoconsommer ses céréales
Les céréales utilisées dans ces rations sont produites à la ferme (épeautre, avoine et triticale) et traitées à la moisson avec de l’Aliplus. L’Aliplus est présenté comme un conservateur de céréales humides à base de levures, d’enzymes et d’urée. Après le traitement, les céréales perdent leur caractère acidogène, ce qui permet leur distribution quasi à volonté sans risque d’acidose.
De plus, le processus enzymatique produit de l’ammoniac, qui hausse le pH entre 8 et 9. La céréale traitée est alors protégée des moisissures et rongeurs qui n’apprécient pas l’odeur. Elle peut être stockée facilement à plat sous un toit durant 1 an.
Un autre avantage de la technique est qu’il est possible de moissonner une céréale à 20% d’humidité ou plus sans à devoir payer de frais de séchage. En effet, le traitement nécessite une humidité de 24%, un ajout d’eau est même nécessaire. Enfin, la technique n’est pas autorisée en agriculture biologique car elle nécessite l’apport d’urée.
Elevage « La vache D’ici », naisseur-engraisseur
Région agricole | Localité | Cheptel | |
---|---|---|---|
Condroz/Famenne | Méan | 130 ha, dont : 80 ha de prairies 15 ha de luzerne 15 ha de céréales (orge, épeautre) 13 ha de maïs ensilage 7 ha de maïs grain |
150 vêlages Charolais 30 vêlages |
Anthony Robijns distribue à ses taurillons une ration humide toute l’année, composée d’ensilage d’herbe, d’ensilage de maïs, de maïs épis broyé, de solubles de blé et de colza tanné. Le dernier mois, les animaux reçoivent 300 à 400 grammes de graines de lin. Le tableau ci-dessous vous présente la ration distribuée aux taurillons de 6 à 15 mois.
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L'éleveur parvient à réduire ses coûts alimentaires non seulement grâce à l’utilisation de fourrages produits sur la ferme, mais aussi en optimisant ses achats. Il se procure du colza tanné en vrac par camion complet, ce qui lui permet d'économiser 40 à 45 € par tonne par rapport à des livraisons en petites quantités et soufflées. De plus, il utilise du soluble de blé, un coproduit de la production de bioéthanol, particulièrement adapté à l'engraissement des taurillons en raison de sa haute teneur en protéines (27%) et en énergie (1230 /kg ), ainsi que pour sa bonne digestibilité et appétence. Bien que relativement abordable, ce produit étant liquide, il nécessite des installations de stockage adaptées, telles qu'une citerne et un système de pompage.
Acheter des matières premières simples en camion complet est une stratégie efficace pour réduire les coûts d’alimentation.
Les derniers lots de taurillons ont été abattus à un âge moyen de 20,9 mois (637 jours) à 708 kg de poids vif brut et 492 kg de poids carcasse brut (rendement carcasse : 69,5 %). En considérant que les veaux pèsent 55 kg à la naissance, le réel de la naissance à l’abattage est de 1026 grammes / jour.
Ferme du Baillet, naisseur-engraisseur Limousin BIO
Région agricole | Localité | Cheptel | |
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Ardenne | Tenneville | 57 ha, dont : 8 ha de céréales 20 ha de prairies temporaires 29 ha de prairies permanentes | Limousin 50 vêlages |
Dans cet élevage en agriculture biologique, Maria Renard et Pierre Leriche de la Ferme du Baillet distribuent une ration à base d'herbe toute l'année aux taurillons : de l'enrubannage en été et de l'ensilage en hiver. Les taurillons reçoivent également un complément de céréales cultivées sur la ferme (méteil grain, avoine et froment). Depuis le printemps 2024, les éleveurs ont introduit un correcteur protéique et mesurent la réponse des animaux pour évaluer l’intérêt économique de cette complémentation en agriculture biologique.
Lorsque les conditions météorologiques le permettent, les taurillons de moins de 18 mois pâturent durant les mois de mai, juin et juillet. Cette pratique permet de réaliser des économies significatives, mais elle nécessite de bonnes clôtures, une parcelle accessible à pied depuis l'étable, tout en évitant le contact visuel avec d'autres bovins, en particulier des femelles susceptibles de montrer des signes de chaleurs.
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La mise en pâture des taurillons permet de diviser par cinq les coûts alimentaires tout en maintenant des niveaux de croissance corrects (1050g/j).
Taurillons limousins en pâture. Le croisement avec de l’Angus a pour objectif de ramener de la précocité et ainsi limiter les durées et coûts de finition.
Les derniers lots de taurillons ont été abattus à un âge moyen de 20,3 mois (618 jours) à 773 kg de poids vif brut et 482 kg de poids carcasse brut (rendement carcasse : 62,3%). En considérant que les veaux limousin mâles pèsent 50 kg à la naissance, le GMǪ réel de la naissance à l’abattage est de 1170 grammes / jour.
L’herbe conservée dans les rations d’engraissement : conditions de réussite
Bien que nourrir des herbivores avec de l'herbe semble intuitif, cette pratique demande en réalité des adaptations et une réappropriation des connaissances au sein de certains élevages. Ces derniers ont évolué autour d'un modèle fortement dépendant des intrants, notamment des concentrés, au cours des dernières décennies. La transition vers une alimentation à base d'herbe nécessite une compréhension des besoins nutritionnels des animaux ainsi que des conditions nécessaires pour produire un fourrage de qualité. De plus, elle implique souvent des ajustements dans les infrastructures et les routines d'alimentation des animaux. Cette réorientation vers une alimentation basée sur les ressources locales représente un défi mais aussi une opportunité pour les éleveurs, qui peuvent ainsi réduire leur dépendance aux intrants externes, réduire leurs coûts d’alimentation et répondre aux attentes sociétales.
- Récolter du fourrage de qualité
Au même titre que les vaches laitières, les taurillons à l’engraissement ont des besoins nutritionnels élevés. Il faut donc faucher l’herbe à un stade jeune, au plus tard au stade début épiaison, et dans de bonnes conditions : par temps sec et à une hauteur de coupe proche de 7 cm pour éviter de ramasser de la terre. Les conditions de conservation du fourrage doivent également être optimale pour limiter au maximum les pertes. Les différentes coupes doivent être clairement identifiables sur le lieu de stockage et analysées pour en déterminer la valeur nutritive. - Identifier le type de complément à produire/acheter
En analysant les valeurs alimentaires des fourrages produits sur la ferme, l’éleveur ou son conseiller nutritionniste déterminera la nature et la quantité des compléments à apporter aux animaux, en fonction de la race et des objectifs de croissance. Souvent, une céréale seule suffit à équilibrer un fourrage de qualité, mais l'ajout d'un concentré protéique permet d’obtenir des croissances plus élevées. D'autres aliments humides, tels que le maïs épis broyé, les betteraves ou encore les coproduits (pulpes de betterave, drêches de brasserie, etc.), peuvent être intégrés dans la ration. Le choix des aliments est vaste et dépendra des opportunités propres à la ferme, bien qu'il soit restreint pour les élevages en agriculture biologique. Enfin, un complément minéral adapté devra être apporté. - Adapter les infrastructures de stockage
Basée sur l’herbe conservée, la ration doit être adaptée lors des changements de coupe ou de parcelle. Il est donc préférable de stocker séparément le concentré énergétique et protéique, nécessitant ainsi au moins deux silos. Pour les élevages de grande taille, investir dans des cellules de stockage peut être avantageux pour entreposer des céréales autoproduites ou réceptionner des camions complets. Une économie significative, de l’ordre de 40 à 45€/t, peut être réalisée en optant pour une livraison par camion complet plutôt que par 5 t soufflé, pour une même matière première simple ! - Adapter le matériel de distribution
Plus la ration contient une variété importante d'aliments, notamment différents en termes d'équilibre énergie-protéine et de présentation physique, plus il est recommandé de s'équiper d'une mélangeuse. Pour des rations plus simples, telles que celles à base d'herbe conservée et de céréales, cet équipement ne se justifie pas. Cependant, il est important de veiller à fractionner les apports de concentrés en au moins deux repas par jour : un le soir et un le matin. Cela permet de prévenir les risques d’acidose et garanti un bon fonctionnement du rumen. - Préparer le rumen dès la naissance
Une ration basée sur l'herbe est plus volumineuse qu'une ration sèche à base de concentré, ce qui souligne l'importance de stimuler le développement du rumen chez les taurillons dès leur naissance. Cela leur permettra d'augmenter leur capacité d'ingestion et de mieux tirer parti des nutriments contenus dans les fourrages. Ainsi, il est crucial d'introduire rapidement du foin de qualité bien conservé ou de la paille non traitée dans l'alimentation des jeunes veaux. En plus d'augmenter le volume du rumen, cette stratégie favorise une spécialisation de la faune et de la flore du rumen dans la digestion des fibres. Cette adaptation précoce garantit une meilleure efficacité digestive, favorisant ainsi une croissance supérieure des taurillons. Il est également essentiel que les rations d’élevage et d’engraissement soient en phase afin d’éviter les transitions néfastes pour la croissance.
Remarque sur l'empreinte carbone
Engraisser des bovins avec des rations à base d'herbe plutôt qu'avec des aliments secs du commerce permet-il de réduire les émissions de gaz à effet de serre ?
Pour répondre à cette question, nous avons utilisé l’outil DECiDE du CRA-w. En prenant comme base une ferme wallonne, nous avons comparé les deux stratégies d’alimentation.
Voici les résultats :
Émissions de méthane entérique. Elles sont légèrement supérieures (+4%) avec une ration à base d’herbe. Cela s’explique par la digestion des fibres, plus méthanogène que la digestion des concentrés.
Émissions liées à la production et au transport des aliments. Elles sont nettement inférieures avec une ration à base d’herbe, en raison d’une moindre dépendance aux aliments importés.
Bilan global. Le système basé sur l'herbe montre un léger avantage (-3% des émissions de
) dans la simulation réalisée. Toutefois, en raison des marges d'erreur du modèle et des nombreuses hypothèses prises en compte, cette différence de 3% ne peut pas être considérée comme significative. On ne peut donc pas conclure que l'introduction d'herbe dans les rations est une méthode efficace pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Cependant, l'évaluation de l'impact environnemental ne se limite pas aux seules émissions de
!
En prenant en compte des critères tels que la prévention de l’érosion des sols, la régulation hydrologique, la réduction des intrants chimiques et la préservation de la biodiversité, les systèmes d’alimentation basés sur l’herbe se distinguent. De plus, ces systèmes renforcent l’autosuffisance des éleveurs en réduisant leur dépendance aux marchés mondiaux. En favorisant le maintien des prairies, ils démontrent une performance supérieure dans une approche globale de durabilité.